Dans les années 1990, vous avez réalisé beaucoup de portraits pour la
presse et puis vous vous êtes consacré davantage au paysage, notamment
urbain. Qu’est-ce qui vous a décidé à prendre cette direction ? Je
faisais énormément de commandes de presse, quasiment tous les jours,
essentiellement du portrait, j’avais besoin de m’aérer. Le magazine
Les Inrocks
faisait un numéro spécial New York. Ils ont envoyé quatre photographes,
dont Raymond Depardon, Jérôme Brézillon et moi, pour y faire des portraits de la scène culturelle
new-yorkaise. J’étais logé dans un très bel hôtel avec vue plongeante
sur Central Park. Immédiatement, j’ai été saisi par un sentiment
vertigineux : dans cette grande ville, j’étais tout petit. J’ai tout de
suite su que je voulais retranscrire photographiquement cette sensation
de démesure entre l’homme et la ville.
De quelle façon la photographie vous a-t-elle permise de traduire cela ?J’ai
toujours utilisé une chambre photographique grand format. Cet appareil
est constitué de deux corps, un corps arrière avec le verre de visée et
un corps avant qui porte l’obturateur et l’objectif, et entre les deux,
le soufflet. En basculant un des deux corps vous pouvez réduire la
profondeur de champ et altérer la netteté de l’image. J’utilisais cette
technique en portrait pour me concentrer uniquement sur le regard, tout
le reste de la personne et son environnement se perdait dans le flou.
Cet effet de bascule m’a paru tout de suite très approprié pour traduire
ce bouleversement des valeurs d’échelle dans nos mégapoles. Appliqué à
un environnement urbain, la bascule crée un effet de miniature.
Comme l’impression de regarder à la loupe un monde où évolue de petits êtres un peu perdus ? C’est ce même sentiment dont traite si justement le film
Lost in Translation
de Sofia Coppola : que l’on soit à New York, Tokyo ou Sydney, c’est
toujours un peu la même chose, on est un petit personnage perdu dans une
grande ville. Je suis d’ailleurs allé dans cet hôtel où s’est tourné le
film, j’y suis resté 15 jours, et c’est exactement ça. C’était une
période où moi-même je voyageais non stop et j’ai ressenti ce même
détachement, ce sentiment d’être dans un endroit magnifique et d’y être
indifférent, que cela pourrait être n’importe où, à n’importe quel
moment.
Une sorte de temps qui se dilate, comme la ville s’étend et se "générise" ? Dans
mes photos, j’essaie toujours de donner une image de ce visage
générique des villes. Toutes les grandes villes se ressemblent de plus
en plus, et les émotions que l’on ressent dans chacune s’uniformisent
aussi.
Aujourd’hui vous avez pris vos distances avec cet effet de bascule ? Je
le pratique toujours, mais différemment. Au début, je l’accentuais pour
travailler très directement sur les pertes d’échelle, maintenant
j’essaie d’explorer cette idée de manière plus subtile. J’utilise
encore la bascule, elle est moins perceptible, mais l’étrangeté est
toujours là.
Dans cette photographie de
Tampa par exemple, il y en a une légère, l’étrangeté est toujours perceptible.
Et
c’est encore le rapport d’échelle entre deux extrêmes, l’immensité de
l’océan et la petitesse des éléments au loin, que vous explorez là ? Cette photographie de
Tampa
se situe à la jonction de mon travail sur l’urbain et d’une nouvelle
série que je consacre aux mers, plus précisément aux caps, ces endroits
où l’on est au bout du monde, de la civilisation, où commence autre
chose, d’immense aussi, mais sans artefact et silencieux. C’est en
quelque sorte le pendant du travail que j’ai mené jusqu’à maintenant.
Cette image est à la jonction de ces deux territoires parce qu’il y a
encore, dans l’arrière-plan, à l’horizon, une fine bande de terre, sur
laquelle sont posés quelques petits bâtiments, qui sont en fait des
gratte-ciels énormes. Ils se détachent très nettement, alors que le
reste de l’image est cette mer qui bouge, un peu floutée par un très
léger clapot. C’est intéressant de travailler sur cet élément en
constant mouvement, avec des temps de pause assez longs, on peut jouer
avec la matière.
Dans la photographie Mulholland Drive aussi il y a cet effet de bougé ?Oui.
Je voulais utiliser ma chambre photographique sans pied, à main levée,
comme Weegee le faisait dans les rues de New York dans les années 30-40.
Quand j’ai fait cette photo, je venais de voir le film de David Lynch,
Mulholland Drive.
J’ai eu envie de faire l’expérience de cette route la nuit, qui
serpente le long des collines de Beverly Hills et retranscrire l’aura de
mystère que dégage cet endroit, particulièrement pour celui qui a vu le
film.
Édition limitée, numérotée et signée par l’artiste.