Vous avez réalisé au fil des ans un grand corpus d'images autour des
traces de la guerre, des images ramenées d'Okinawa, du Chemin des Dames,
de Bosnie, de Roumanie ou du Kosovo. Qu'est-ce qui vous a mené sur ces
terres, l'une après l'autre ? Pressentiez-vous que ce sujet prendrait
une telle ampleur dans votre œuvre ? Je n'ai jamais eu de
dessein, la seule chose que j'ai faite c'est de ne pas passer à côté de
paysages, de pays et de gens. J'ai pris le temps, de me promener, sans
savoir ce que j'allais chercher. Le corps de tous mes travaux c'est la
quête, ces chemins qui ne mènent nulle part, ces routes qui s'arrêtent
au bout du monde et où l'on n'a rien à trouver. C'est ce qui m'intéresse
: qu'on n'ait jamais la réponse.
Et si parfois la démarche est plus
explicitement engagée, comme c'était le cas pour mon voyage à Sarajevo,
il n'y avait pas pour autant de dessein. Mon départ était la
conséquence d'une révolte personnelle contre la position de la France et
de l'Europe, qui laissait ce pays dans cet état de siège, à deux pas de
chez nous. A partir de 1993 j'y suis allé régulièrement, poussé par ce
sentiment de révolte qui préexistait à la photographie. Là-bas, je n'ai
pas couru les routes habituelles, j’ai emprunté les chemins détournés.
J'ai vu naturellement des horreurs, mais ma manière de « dire » est
autre. Ce que j’ai cherché, c’était de parvenir à faire une image qui
rende compte de cet état de siège.
Sur cette photographie de Sarajevo, tout semble étouffé.C’est
dans la vieille ville turque de Sarajevo, sur l'ancien marché. Cette
photo est faite en janvier 1994, à un moment de bombardements intensifs.
J’y allais tous les soirs, dans la nuit noire, je me promenais dans la
ville morte, éteinte. L’état de siège se ressent très fortement mais est
difficile à traduire en image. Il ne s’agit pas de photographier la
destruction mais un sentiment, très palpable, d'enfermement. J’essaie
alors de le dire autrement, par une image qui contienne cette sorte de
violence sourde.
S'il y a engagement, l'image est-elle document ? Toute
image est document, mais l’engagement ne fait pas forcément de bonnes
photographies. Dans mon film sur Paul Rebeyrolle, souvent décrit comme
peintre engagé, je me suis surtout attaché au fait que c’était surtout
un peintre, un très grand peintre.. . Dans mes photographies de Bosnie,
comme dans celles que j’ai réalisées dans des lieux de barbarie pendant
les quinze années où j’ai accompagné Médecins du Monde, il y a très peu
de scènes de guerre ou de gestes humanitaires. Il y a des lieux, des
silhouettes, des détails, des lumières. Ce qui me porte c'est le désir
de faire une photographie : il y a presque une jouissance physique,
quand on est seul face à un paysage, à composer une image mentale, et
évidemment, ce désir existe aussi dans les lieux en souffrance, y
compris dans une ville assiégée. Vous vous promenez seul la nuit, il ne
se passe rien et l’on ressent une sorte d'exaltation, on est en phase
avec les ombres, on a envie de voir la nuit, de la traduire, on est plus
en contact avec les éléments et certainement aussi, avec la tragédie.
Cette photographie que je cherche a toujours une composition qui se veut
épurée, simplifiée, elle ne souhaite ni montrer, ni démontrer. Je
préfère laisser entrevoir, imaginer.
Comment êtes-vous arrivé sur cette autre extrémité qu’est le Chemin des Dames ? J'ai
erré sur le Chemin des Dames, mais aussi en Argonne, Verdun, dans les
Flandres, dans le Nord. J'avais l'habitude d'arpenter toutes ces terres
mais cela a pris une autre dimension suite à la rencontre en 1981 avec
l’écrivain Yves Gibeau, l’ auteur d’ « Allons z’ enfants ». C’était un
homme qui a été toute sa vie bouleversé par la guerre, entre autre par
le « Chemin des Dames », et qui a fini par le rejoindre physiquement à
sa mort, en étant enterré dans le cimetière désaffecté d’un village
détruit pendant la guerre. Ce travail sur le Chemin des Dames, je
pensais le faire en 1995, après la mort de Gibeau, j'avais déjà
emmagasiné beaucoup de choses, mais c'était en pleine guerre de Bosnie,
cela a donc pris plus de temps. Et puis le projet a lentement évolué.
J’étais devenu de fait le gardien de la maison de Gibeau, un ancien
presbytère ; cette maison qui se meurt, sa bibliothèque qui s’abîme, son
univers exposé aux visites par effraction et au passage du temps, ont
donné une nouvelle dimension au projet. J’ai été comme rattrapé par mon
sujet, ma vision du presbytère est devenu une sorte de vanité.. A chaque
fois que vous ouvrez une porte, c'est une autre qui s'ouvre et vous
pourriez y travailler une vie entière dessus. La photographie permet de
converser avec les siècles, avec l'histoire.
Il y a des présences fortes qui traversent votre œuvre, des amitiés longues et fidèles, avec Gibeau, avec Rebeyrolle… J'ai
rencontré beaucoup d'artistes et d'écrivains car j'ai fait toute une
série de portraits pendant 25 ans pour Le Monde : le dernier portrait de
Nathalie Sarraute, celui de Louis-René des Forêts, les grands artistes
américains. Il se trouve que quelque fois, on rencontre quelqu'un qui
vous touche. J’essaie de vivre en dilettante, de prendre le temps
d’apprendre de chaque personne rencontrée. Cela s'est passé avec
Rebeyrolle, comme avec Gibeau ou Bernard Frank. Ces transmissions sont
le fruit de relations de longues années, voire de décennies.
Je
dirai finalement que le trait commun dans mes travaux, ce ne sont pas
ces compagnonnages avec des artistes, des écrivains, (outre tous mes
portraits) c'est très souvent l'absence qui caractérise bon nombre de
mes photographies.
Vos photographies ont une plasticité très forte. Avec quels matériaux modelez-vous ainsi vos paysages ?La
photographie argentique vous permet, contrairement à ce que pensaient
des peintres comme Delacroix – qui ont d’ailleurs vite révisé leur
jugement – de traduire bien davantage que la réalité. Il y a une
obsession chez les photographes, comme chez les architectes ou chez les
peintres, celle de la lumière, de l'espace, des premiers plans, des
arrière plans. Ce que j'aime en photographie, c'est le plaisir
d’imaginer comment un film peut réagir en fonction des matériaux que
sont la lumière, les angles, la vitesse - que je choisis souvent un peu
lente – et comment ces flous permettent de donner du corps à une image,
prendre des distances avec l’exactitude de la représentation pour
s’approcher de la justesse de la sensation du lieu. Tout est fait au
moment de la prise de vue, y compris ces aplats de noirs, de blancs et
de gris. Il y a très peu de hasard. C'est le portrait qui m'a appris à
voir vite et à décider vite. Entre le lieu et le paysage que je réalise,
ou la personne et le portrait que j’en fais, il y a une espèce de
digression qui se forme très rapidement dans mon esprit ; cet instinct,
cette spontanéité me sont essentiels.
Édition limitée, numérotée et signée par l’artiste.