Vous aimez la littérature, le cinéma et la photographie, pourquoi avoir privilégié cette dernière pour vous exprimer ? J'hésitais c'est vrai entre ces trois médiums. Je suis partie sur un tournage en Inde, et j'y ai fait des photos. Cela m'est apparu alors plus clairement, la photo m'obligeait à être complètement dans le moment présent, d'être là pleinement, alors qu'avec le cinéma il est encore possible de ré agencer, réorganiser, avec l'écriture pareillement. Ce qui m'intéressait c'est l'urgence d'être présent en photographie : si l’on n’est pas ouvert à tout ce qui se passe, c'est fini. J'ai donc choisi la photo à la fois par plaisir et par nécessité intérieure.
Je n'ai pour autant pas complètement abandonné les deux autres médiums : j'ai fait simultanément à mes prises de vue beaucoup d'enregistrement de musique, de voix. J’ai également réalisé deux films documentaires, pour retranscrire une dimension plus large. Et puis j'écris, tout le temps, j'ai des valises entières de petits carnets, remplis de bouts de phrases, qui sont comme des images.
Toute votre œuvre est ancrée en Méditerranée. Pourquoi cet attachement ?Tout ce qui guide mes pas, c'est une recherche autour de l'intime et de l'âme. D’une enfance imprégnée d’Algérie, par ma père et ma grand-mère, j'ai gardé ce désir du Sud. C'est ma madeleine de Proust. Mon odyssée méditerranéenne a commencé en Andalousie, au milieu des années 1980, ensuite j'ai parcouru le Maghreb, le Maroc surtout, puis Jérusalem, Bethléem, le Liban, la Libye, et maintenant le Sud de l'Italie. Je suis même allée au Portugal, alors que géographiquement ce n'est pas méditerranéen, mais je l'inclue volontiers car au-delà des frontières, l'objet de mon intérêt c'est l'âme du Sud. Je m'attache à ce qui relève de l'essence et que je retrouve de pays en pays, avec des énergies différentes.
Comment définiriez-vous cette âme méditerranéenne ? Et comment lui donner un visage ?C'est un mélange de beaucoup de choses, c'est la lumière et l'obscurité, ce sont ces éclats de lumières très durs qui t'assaillent, qui tuent certaines choses, qui les sèchent, et aussi cette ombre dans laquelle les gens se protègent, et dans laquelle, aussi, se jouent plein de détails. Ce que je recherche constamment, cela m'est apparu au fil du temps, c'est l’étrangeté et la magie : un mystère qui peut se manifester dans les scènes les plus quotidiennes. Chacun doit pouvoir voyager dans l'image sans que j'assène quoique ce soit, ce n'est pas une vérité que j'expose, c'est quelque chose de large, qui s'épanouit au fur et à mesure du temps, de la vie.
Quand je photographie dans ces lieux, je cherche les tensions, lumière / ombre et sensualité / rigueur, la Méditerranée est imprégnée de ces contrastes. Il y a beaucoup de couleurs, de parfums, d'odeurs, de matières, et en même temps, il y a une sorte de rigueur, qui est dûe à la fois à la religion et à l'aridité de la vie. Il n'y a pas de choix, il faut lutter et vivre. Tous les endroits que j'ai aimé et photographié sont des lieux chargés d’histoires, de métissages, qui ont connu grandeur et décadence.
Je ne cherche pas à documenter les villes, mais à photographier dans ces villes. Je photographie des gens et des décors, comme un théâtre dans lequel se joueraient toutes ces passions : des émotions qui sont finalement les miennes, que je retrouve de mon enfance, qui me constituent. C'est comme un écho imaginaire et poétique entre eux et moi.
Comment photographiez-vous dans ces environnements ? Posée ou à la dérobée ? Je marche je marche je marche je cherche et tout d'un coup je vais être touchée par un geste, un regard, une chevelure ; l'espace m'apparaît soudain comme un décor, je vois des lignes, des gens qui se courbent, qui vont bouger, qui vont exprimer quelque chose qui va me parler… et là je vais m'approcher. Je m'installe, je me pose et je me montre en tant que photographe. Parfois même les gens se demandent pourquoi je suis campée là pendant une heure alors qu'il ne se passe rien. Si on me refuse, je le sens tout de suite, et je m'en vais. Si l'on m'accepte, je reste et ma présence provoque des choses, des personnes peuvent se mettre à "jouer" pour moi. J'aime ce mélange de spontanéité et de provocation de mises en scène, qui fait que, même si je demeure derrière l'objectif, j'existe dans l'image aussi.
Vos images ont toujours une composition très affirmée, un cadre très présent. Avez-vous constamment à l'esprit ce dynamisme du cadre ? J'adore cadrer, c’est mon plaisir. Je suis constamment en recherche de quelque chose de très précis, et pour l'atteindre, je bouge beaucoup, je danse quasiment, c'est presque une transe. Je suis en dehors de la raison, il n'y a plus de censure, je deviens libre, libre de tout faire. Je peux cadrer l'oeil simplement ou juste le bras. J'adore jouer, la photo rend la vie ludique. J’aime jouer avec les profondeurs de champ, avec le flou et le net et faire émerger des personnages secondaires, cachés en arrière-plan. J'aime chercher et trouver du détail dans les ombres, j’use de la lumière, comme un révélateur, un phare, une torche.
En même temps, je porte aussi cette ambivalence qui caractérise la Méditerranée selon moi. Mes images contiennent ces contrastes : rigueur et douceur, ombre et lumière, amour et mort. En elles, comme en Méditerranée, il y a du tragique, mais qui pour autant n'empêche pas une rondeur de la vie : l'ouverture et cette façon d'aimer à bras ouverts.
Édition limitée, numérotée et signée par l’artiste.